5. Carole
A neuf heures précises, elle se présenta dans le hall de l’hôtel. M’apercevant qui l’attendait, assis sur les lourds fauteuils du patio, elle me sourit, un rideau de tristesse dans les yeux. Comme moi, elle savait que notre rencontre n’était pas celle de deux amants qui vont se découvrir et ouvrir une fenêtre sur l’avenir ; au contraire, nous allions simplement nous dire au revoir.
Il était un peu plus de midi lorsqu’elle s’en alla. Nous n’avions pas épuisé notre désir et c’était mieux ainsi. Nous avions partagé un moment de bonheur, pas de ceux qui remplissent une vie, non ; de ceux qui permettent d’avancer et de soulager les blessures de la route. Et puis, les désirs insatisfaits ne laissent-ils pas les plus beaux souvenirs…?
Au garage, où j’avais prévenu que je me sentais un peu grippé, on ne me posa aucune question. Le travail continuait, dans le va-et-vient des grosses berlines. La routine, quoi ! Telle qu’elle devait se poursuivre jusqu’au surlendemain. Saisi d’une inspiration, je demandai des précisions sur ce qui restait des tâches programmées et je fis les comptes.
Une fois déduits les frais, je calculai que Raymond rentrerait à Quito avec près de 2.000 dollars en poche. Pour cinq jours de travail, pas une mince somme ! Suffisante pour lui sortir la tête de l’eau, momentanément. Mais pas au point de lui donner le temps de réformer ses méthodes et se mettre en quête d’une clientèle fidèle. Il risquait fort de se retrouver dans la même
situation d’ici deux à trois mois.
Je lui fis part de mes calculs. Lui semblait surtout content d’avoir sauvé sa tête et son garage, refusant de voir plus loin. J’en déduis qu’il était temps de lui exposer mon plan B.
Autant le dire, il n’accepta pas tout de suite ma proposition. J’aimais autant cela. Une à une, je levai néanmoins chacune de ses objections. Avec un sourire convenu, il me sortit alors son dernier argument, pour lui le plus imparable :
– Impossible de rester plus longtemps ici, voyons. Tu sais bien que ma femme m’attend dimanche ! Elle va me faire un scandale, si je ne rentre pas.
Quand je lui avouai que j’avais déjà envisagé ce retard probable avec elle et qu’elle l’avait d’ores et déjà accepté, je sus que j’avais gagné la partie.
Enfin : gagné, c’était vite dit. Si quelques beaux poissons tournaient autour de l’hameçon, aucun n’y avait mordu. Ils attendaient, ces salauds ! De mon côté, il était hors de question que j’avance un pion sur l’échiquier. Si je voulais vendre les prestations de mon ami un bon prix, c’était à eux de bouger leurs pièces !
Me dirigeant vers la voiture, je criai bien fort, histoire d’être entendu de tous :
– Je vais à l’aéroport confirmer nos vols pour dimanche !
Je répétai la phrase en espagnol à l’attention de Pablo.
– N’oublie pas que tu m’as promis de m’emmener voir les filles demain soir ! me lança-t-il avec un large sourire.
– Une promesse est une promesse, Pablo ! lui répondis-je en riant.
C’est le lendemain matin que tout se joua. J’avais passé une excellente nuit, les draps de la chambre étaient encore empreints de l’odeur de Carole. Je m’endormis dans l’espoir de retrouver des moments d’extase… dont je savais qu’il ne resterait rien à mon réveil, car je ne me souviens hélas jamais de mes rêves.
Vers dix heures, une Jaguar déboula dans la cour du garage. Son conducteur, un homme petit et trapu, demanda qu’on change l’huile de sa voiture, puis se dirigea vers moi.
– On peut parler ? me fit-il, en soulevant ses lunettes noires.
Les cheveux blancs, le visage buriné, une montre de luxe à son poignet, l’homme possédait un regard de chef. Un regard plein d’intelligence, sans agressivité ni compassion, mais sans lueur de folie non plus.
– Bien sûr, répondis-je.
– J’ai chez moi une dizaine de véhicules sur lesquels j’aimerais voir votre
mécanicien jeter un oeil, poursuivit-il. Ce sont des véhicules européens, tous pratiquement neufs. Il y a même une Ferrari… J’ai aussi un plein stock de pièces détachées, et je peux faire venir très vite celles qui peuvent manquer.
Il rechaussa ses lunettes.
– Vous savez qui nous sommes, affirma-t-il, d’une voix un peu sèche. Sachez que je n’ai pas l’intention de vous mêler à nos affaires. Ces voitures sont notre plaisir et notre distraction. Je serai très généreux, ajouta-t-il.
– Et où sont-elles, ces voitures ? demandai-je en le regardant dans les yeux.
– À deux heures d’ici, dans une sorte de country-club. Si vous acceptez notre offre, nous vous y emmènerons demain, et nous vous reconduirons à l’aéroport le dimanche suivant.
Je fis mine de réfléchir.
– Je vous offre 10.000 dollars, me lança-t-il avec un sourire carnassier.
Première règle, on ne discute jamais les prix avec ce genre d’interlocuteur.
Seconde règle : on n’est pas non plus obligé d’accepter. Mais son offre était honnête, plus qu’honnête même.
– Laissez-moi en parler à mon ami, indiquai-je. C’est tout de même lui le principal intéressé. Je me charge de le convaincre, mais il faut que nous terminions le travail que nous avons commencé.
– Je sais, me confia-t-il, un mince sourire aux lèvres. Je sais tout cela. Je sais même que ce soir, vous devez emmener votre apprenti au bordel !
J’étais interloqué. S’approchant de moi, il sortit de son veston une carte de visite avec un plan au verso.
– Allez à cet endroit, dit-il. Nous aurons l’occasion d’y terminer cette conversation…
Nous échangeâmes une solide poignée de main.
– Mon nom est Miguel, fit-il avant de tourner les talons.
Notre dernier après-midi à Loja se passa des plus tranquillement, à ranger le matériel déployé et nettoyer les lieux. Toutes les pièces détachées avaient été utilisées, sauf quelques bricoles que nous laissâmes au propriétaire du garage, en guise de cadeau. S’étant habitué à leur défilé, celui-ci fut surpris de ne plus voir les imposantes berlines franchir la porte de son établissement. Lorsque nous lui fîmes nos adieux, il nous révéla qu’il n’avait jamais gagné autant d’argent de sa vie.
Je l’informai que je passerais le lendemain matin rendre la voiture qu’on m’avait prêtée ; Raymond l’avait entièrement révisée et son propriétaire ne la reconnaîtrait pas.
Nous nous sommes retrouvés à l’hôtel, pour notre dernier repas, pendant lequel je donnai mes ordres.
– Surtout, ne prenez pas de valises. Utilisez seulement des sacs en plastique,
dans lesquels vous mettrez quelques vêtements de rechange.
Je n’avais pas envie qu’on glisse discrètement n’importe quoi dans nos bagages.
Le reste de nos affaires personnelles, avec les lourdes caisses à outils, serait entreposé chez Robert, notre ami aux colliers anti puce.
Pour préparer la soirée qui nous attendait, je donnai à Pablo une boîte de préservatifs et, saisissant une banane dans la corbeille de fruits, lui montrai la façon de s’en servir. Mais j’avais oublié que nous nous trouvions attablés au restaurant de l’hôtel ; si, derrière le comptoir du bar, les serveuses étaient pliées de rire, à l’inverse, les honorables dames qui prenaient le thé sur les tables voisines me dévisageaient avec des mines horrifiées, tandis que leurs yeux semblaient dire : « Mon Dieu, protégez-nous ! Le diable vient de débarquer à Loja et il a pris pension à l’hôtel ! »…
A la fin du repas, je retirai de la grosse enveloppe que j’avais dans la poche arrière de mon pantalon l’argent que nous devions encore régler, en pièces et frais divers. Il restait l’équivalent de 2.300 dollars. Discrètement, je fis passer l’enveloppe à mon ami.
– Ça, plus 10.000 dollars, c’est du pain bénit ! s’exclama-t-il.
– Non, non, camarade… corrigeai-je. Ça, plus 7.500 dollars ! Un bon impresario, ça se paye !
– Fumier ! me répondit-il en riant.
Au ton de sa voix, je devinai que quelque part il devait le penser ; croyez-moi, ça me fit de la peine. Mais il était maintenant l’heure de nous préparer pour un spectacle qui devait rester longtemps gravé dans ma mémoire…
Loja, Vilcabamba, Cariamanga, épisode 5 : Carole
25 avril 2011 par Patrick
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